Musique pour les dieux
Propos de Jacques Chailley*,
compositeur, pédagogue, musicologue, chef de choeur
La musique, telle qu’elle jaillit spontanément du cœur de l’homme à l’origine, est en quelque sorte utilitaire, fonctionnelle. Elle ne requiert pas de public. Son seul public, ce sont les forces mystérieuses auxquelles elle s’adresse. C’est par la musique que les guerriers indiens d’Amérique, avant le combat, demandaient la victoire à leurs dieux dans les siècles passés ; que certaines unités britanniques combattirent durant la 1ère guerre mondiale, soutenues par leurs cornemuses face aux canons allemands ; par la musique, qu’aujourd’hui encore, le guérisseur africain cherche son diagnostic et chasse les mauvais esprits.
Nous sommes beaucoup plus près de nos origines que nous ne le croyons. Chez presque tous les peuples, la musique a été donnée à l’homme par un dieu. Une théorie musicale primitive se situe rarement sur le plan technique, presque toujours sur le plan symbolique. Chez les Dogons du Soudan, huit sortes de tambours correspondent aux phases de la création du monde. Chez les Aborigènes d’Australie, c’est le didgeridoo (instrument de la famille des cuivres, creusé dans une branche d’eucalyptus évidée au feu) qui est à l’origine du monde. Ces peuples ignorent l’analyse technique de leur art, mais nul chez eux ne pourrait se dire musicien s’il n’en connaissait le minutieux symbolisme religieux.
Le masque, compagnon fidèle de la magie musicale de nos lointains ancêtres, ne continue pas seulement à jouer le même rôle dans toutes les tribus d’Afrique ou d’Océanie ; de masque d’animal il devient masque de dieu, puis de héros légendaire. Nous retrouvons ce même masque dans la tragédie de la Grèce antique comme dans le nô japonais ou l’opéra chinois. Déchu peu à peu de sa dignité de droit divin, le voici dans les comédies et les farces d’Aristophane ou dans les cabrioles de la commedia dell’ arte, dans les bals de la cour ou du carnaval. La musique s’y fait intermittente, elle n’a plus les mêmes préoccupations incantatoires, mais elle est toujours là, souvenir incompris de traditions immémoriales.
De même que le masque, la danse est elle aussi un signe universel de cette puisssance supra-humaine de la musique. L’instinct premier de l’homme n’est pas d’écouter la musique dans la passivité de son corps. L’image des auditeurs d’une salle de concerts, confortablement installés dans des fauteuils de velours plongerait dans l’étonnement quiconque n’aurait pas traversé les quelques cinq cents ans d’évolution occidentale qui nous ont mené là. La musique engage toutes les fibres du corps et de l’âme. C’est pourquoi sans doute la danse en est l’une des plus anciennes manifestations.
Dès l’âge du renne, l’art préhistorique montre la danse, au même titre que la chasse et la guerre, comme l’une des activités essentielles de l’homme. Chez tous les peuples, la danse fait partie du rituel religieux. L’Antiquité n’en excepte pas plus l’Ancien Testament que la Grèce ou Rome. La danse de David devant l’Arche est célèbre : elle n’est point une singularité. La singularité serait plutôt le refus de l’Eglise chrétienne devant la forme de culte dont la danse est le symbole. Toutes les musiques religieuses, hors du christianisme occidental actuel, sont des musiques de rythme et de couleur. Elles ne visent pas à replier le fidèle sur lui-même, mais tout au contraire à l’arracher de lui-même, à l’exciter et à le mettre en état d’extase. Cris, danses, percussions, obsessions rythmiques, tout y concourt.
(* propos extraits du livre de J. Chailley : 40 000 ans de Musique ! – Editions d’aujourd’hui)